Alphonse Allais est né en 1854 à Honfleur. Il fut sa vie durant la fantaisie personnifiée, et son œuvre en est le reflet. Il meurt à Paris en 1905. Serait-ce que les bocaux de la pharmacie où Alphonse Allais passa son enfance ne reflètent rien de sombre – au-dessus d’eux le ciel de Honfleur tel que le peindra plus tendre qu’un autre Eugène Boudin, non moins familier que Courbet que Manet de l’officine paternelle – mais il est exceptionnel que son œuvre toute d’humour trahisse une appréhension grave, recèle la moindre arrière-pensée. S’il s’apparente malgré tout aux auteurs incomparablement plus nocifs qui donnent le ton à ce recueil, c’est moins par la substance claire et presque toujours printanière de ses contes, dont le bouquet même est rarement amer, que par l’ingéniosité avec laquelle il a traqué, sous leurs mille formes, la bêtise et l’égoïsme petit-bourgeois qui culminèrent en son temps. Non seulement il ne laisse passer aucune occasion de frapper par la dérision le lamentable idéal patriotique et religieux exaspéré chez ses concitoyens par la défaite de 1871, mais il excelle à mettre en difficulté l’individu satisfait, ébloui de truismes et sûr de lui qu’il côtoie chaque jour dans la rue. Son ami Sapeck et lui règnent en effet sur une forme d’activité jusqu’à eux presque inédite, la mystification. On peut dire que celle-ci s’élève avec eux à la hauteur d’un art : il ne s’agit de rien moins que d’exercer une activité terroriste de l’esprit, aux prétextes innombrables, qui mette en évidence chez les êtres le conformisme moyen, usé jusqu’à la corde, débusque en eux la bête sociale extraordinairement bornée et la harcèle en la sortant du cadre de ses intérêts sordides, peu à peu. Il y a là un rappel à la raison d’être qui équivaut à la condamnation à mort : « Comme ses ancêtres sur leur barque, dira Maurice Donnay, remontaient le cours des fleuves, il remontait sur ses contes le cours des préjugés. » L’ombre de Baudelaire n’est pas loin, et, en effet, les biographes nous rappellent que lorsque le poète vient voir sa mère à Honfleur il se plaît à rendre visite au père d’Alphonse Allais et marque sans doute l’enfant de son empreinte (Alphonse Allais habitera, à la fin de sa vie, la « maison Baudelaire »). L’existence d’Alphonse Allais est liée à l’astre, très vite périclitant, de ces entreprises excentriques que furent successivement les Hydropathes, les Hirsutes et le Chat noir, devant lesquelles se découvre d’un chapeau haut-de-forme la pensée encore mystérieuse de cette fin du dix-neuvième siècle. On a tenté, bien vainement jusqu’à ce jour, de dénombrer les inventions toutes gratuites de l’auteur d’À se tordre, produit d’une imagination poétique qui se situe entre celle de Zénon d’Elée et celle des enfants : fusil, dont le calibre est de un millimètre et où la balle est remplacée par une véritable aiguille, pouvant traverser quinze ou vingt hommes, enfilés, liés et empaquetés du même coup ; poissons voyageurs, destinés à remplacer les pigeons pour le transport des dépêches ; aquariums en verre dépoli pour cyprins timides ; intensification du foyer lumineux des vers luisants ; huilage de l’océan pour rendre les flots inoffensifs ; tire-bouchon mû par la force des marées ; essoreuse de poche ; maison-ascenseur qui s’enfonce dans le sol jusqu’à l’étage à atteindre ; train lancé sur dix lames superposées courant chacune à raison de vingt lieues à l’heure, etc., etc. Il va sans dire que l’édification de ce mental château de cartes exige avant tout une connaissance approfondie de toutes les ressources qu’offre le langage, de ses secrets comme de ses pièges : « C’était un grand écrivain », pourra dire, à la mort d’Alphonse Allais, le sévère Jules Renard.